Ce que Georges
Charpak et Henri Broch en disent…
Devenez
sorciers, devenez savants, p. 107 à 100
Odile Jacob, Sciences, Paris, 2002
Prémonitoire
?
Imaginez
cette situation. Vous êtes tranquillement allongé(e) dans
votre lit. Il est 6 h 04 du matin et vous somnolez encore ; vous émergez
à peine et une idée lancinante imprègne votre esprit
: vous pensez à votre cousin germain avec qui vous faisiez les
quatre cents coups dans votre jeunesse et que vous n'avez plus vu depuis
des années, depuis qu'il s'est installé à l'étranger.
Vous n'aviez plus pensé à lui depuis très longtemps.
Il est maintenant 6 h 08. L'horripilante sonnerie
du téléphone retentit et, tant bien que mal, vous décrochez
le combiné pour apprendre une triste nouvelle : votre cousin germain
est décédé. Dans un tel cas, personne ne peut s'empêcher
de faire le rapprochement. Voilà bien la preuve tant attendue que
les prémonitions existent ! Qui pourrait le nier ? Une telle coïncidence
est impossible. Les mourants envoient peut-être des messages télépathiques
à des vivants, etc.
Examinons donc ce cas d'un peu plus près.
Le problème auquel nous sommes confrontés peut se formuler
en ces termes : quelle est la probabilité pour que, ayant pensé
à une personne, nous apprenions dans les cinq minutes qui suivent,
par pur hasard, hors de toute influence paranormale, d'une manière
ou d'une autre, son décès ? Pour résoudre ce problème
concrètement, il nous faut connaître deux choses : le nombre
de personnes dont on apprend le décès, par exemple en une
année, et le nombre de fois où l'on pense à ces personnes
pendant ce même laps de temps.
Prenons donc des estimations très faibles
pour donner encore plus de crédit à notre résultat.
Première estimation : on connaît
- " connaître " au sens large, comme un individu lambda
connaît le président de la République - dix personnes
dont on apprendra le décès au cours de l'année.
Deuxième estimation : on pense une fois
seulement à chacune de ces personnes sur ce même laps de
temps d'un an.
Considérons une personne précise
parmi les dix à qui nous avons pensé dans l'année.
Quelque part, n'importe où cette année, se situe l'instant
pendant lequel nous avons pensé à elle. Sachant qu'une année
représente 105 120 intervalles de cinq minutes, combien de chances
avons-nous pour que la connaissance de son décès nous soit
donnée dans la petite case de cinq minutes où se situe la
pensée que nous avons eue ?
Si l'on jetait une boule au hasard, les yeux fermés,
sur un échiquier de 105 120 cases dont une seule est rouge, combien
aurait-on de chances de tomber pile sur cette case rouge ? La réponse
est bien sûr 1 chance sur 105 120. C'est-à-dire une probabilité
très faible.
La prémonition existe donc ? Ne nous précipitons
pas de conclure. Tout d'abord, il faut traiter aussi le cas des neuf autres
personnes qui restent et dont on apprendra également le décès
dans l'année. Pour chacune de ces personnes, la probabilité
de l'événement " pensée-connaissance du décès
" se calcule de la même manière et la valeur obtenue
est évidemment la même : 1 chance sur 105 120. Conclusion
: la probabilité totale qu'un tel événement se produise
- somme de l'ensemble de ces dix probabilités - est donc de 1 chance
sur 10 512. Ce qui est toujours faible.
Mais il faut alors se rappeler que nous n'avons
rien de vraiment exceptionnel et que nos voisins ont également
un encéphale et qu'ils peuvent donc penser eux aussi. Ce qui revient
à dire que, sur l'ensemble de la population française, hormis
les tout petits enfants, nous aurons un nombre de personnes à qui
un tel événement arrivera dans l'année qui se monte
à : 1/10 512 multiplié par 55 millions, soit 5 232 personnes
! Le simple hasard offre ainsi plus de dix cas (1)
de prémonition de ce type chaque jour en France ! De quoi largement
alimenter la légende, surtout si l'on se souvient que nos hypothèses
de départ sont vraiment basses et que la valeur réelle est
donc nettement supérieure à celle trouvée. En d'autres
termes, il est quasiment impossible de ne pas trouver parmi nos connaissances
une personne à qui une telle chose est arrivée.
Ce type d'événement prémonitoire
est donc très répandu et ne présente aucun élément
de paranormalité. Que, par pur hasard, il ne se produise pas, c'est
ça qui serait vraiment paranormal !
(1)
Plus de quatorze précisément, mais ce qui nous intéresse
ici c'est bien sûr uniquement l'ordre de grandeur.
Avec
l'aimable autorisation de monsieur Georges Charpak
retour
|