Revue internationale d'éducation de Sèvres - n° 70, décembre 2015 |
Introduction
Pourquoi l’enseignement en basque progresse-t-il au Pays basque espagnol ? Parle-t-on encore malais à Singapour ? Qui étudie en français aujourd’hui en Algérie ? L’estonien est-il menacé en Estonie ? Pourquoi la France n’a-t-elle pas ratifié la Charte des langues régionales ou minoritaires ? Et en Inde, pourquoi des parents choisissent-ils de scolariser leurs enfants en anglais ?
Ces interrogations, parmi d’autres, émergent de la lecture du numéro 70 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres consacré au choix des langues d’enseignement. Elles montrent qu’à l’évidence, ce choix est une question éminemment politique, qui dépasse largement le cadre des politiques éducatives.
Les dix études qui composent ce dossier portent sur des contextes aussi différents que l’Algérie, le Burkina Faso, les Comores, l’Estonie, la France, l’Inde, le Paraguay, le Pays basque espagnol, Singapour, et la politique du Conseil de l’Europe.
Elles font apparaître le constat suivant : aujourd’hui, le choix de la langue d’instruction n’est plus seulement le fait des pouvoirs publics ou des politiques officielles. Il subit désormais l’influence de facteurs et d’acteurs multiples, qui manifestent plus ou moins, selon les contextes, leur adhésion à une politique commune ou au contraire cherchent à la contourner.
Des stratégies de différenciation sociale sont mises en place par des groupes aux intérêts divers, pour répondre aux enjeux du monde contemporain : employabilité et circulation professionnelle, obligation de résultats, privatisation et diversification de l’offre de formation, ou encore affirmation identitaire et reconnaissance de langues minoritaires dans la scolarisation.
Partout l’arrivée en force d’acteurs nouveaux dans les débats, qu’il s’agisse des pouvoirs politiques régionaux, des parents, mais aussi des organisations internationales, change la donne, y compris au niveau des systèmes éducatifs.
Un numéro coordonné par Daniel Coste, linguiste, Ecole normale supérieure de Lyon, et Abdeljalil Akkari, sociologue, Université de Genève, professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Sommaire du numéro
Actualité internationale
Actualité documentaire
Bernadette Plumelle
Ressources en ligne
Federica Minichiello
Développement durable et école : sélection d’outilsLe point sur l’actualité internationale en éducation
Jun Oba
Japon : réforme de la gouvernance universitaireLy Pham
Vietnam : une transformation rapide de l’enseignement supérieurRepères sur les systèmes éducatifs étrangers
Zahra Zerrouqi
Les performances du système éducatif marocainValérie Amireault
L’alphabétisation des immigrants adultes faiblement scolarisés au QuébecNotes de lecture
Jean-Pierre Véran
Catherine Kintzler, Penser la laïcité,
Minerve, 2014Yannick Tenne
François Dubet, Marie Duru-Bellat, 10 propositions pour changer d’École,
Seuil, 2015Jean-Michel Frodon
Laurent Gaspard, Accompagner les lycéens vers le cinéma,
L’Harmattan (Nouvelles Pédagogies), 2015Roger-François Gauthier
Francesco Susi, École et démocratie en Italie : de l’Unité à la fin du XXe siècle
L’Harmattan (Éducation comparée), 2015
Dossier
Introduction
Les langues d’enseignement entre politiques officielles et stratégies des acteurs
Abdeljalil Akkari, Daniel Coste
L’école algérienne au prisme des langues de scolarisation
Khaoula Taleb Ibrahimi
La problématique des langues de scolarisation, leur maîtrise en tant que langues ensei- gnées et leur implication dans l’apprentissage des autres disciplines et des autres savoirs constituent le nœud gordien qui a marqué la mise en place de l’École algérienne. Elle a focalisé l’intérêt des spécialistes mais aussi de l’opinion publique. Le choix de la ou des langue(s) d’enseignement reste une question centrale pour ceux qui ont décidé et décident du devenir du pays mais aussi pour les différents acteurs sociaux concernés – les élites, les familles (parents et enfants), les médias –, et suscite toujours un débat vif et passionné dans la société. Traversé par une constante têtue, celle de l’affirmation identitaire, ce choix a suscité, à chaque étape de sa mise en œuvre, des controverses passionnées démontrant que certaines questions fondamentales et sensibles liées à l’histoire et au devenir de la nation algérienne ne sont toujours pas réglées.
Pour un ancrage sociologique de l’alphabétisation au Burkina Faso
Analyse des besoins langagiers des populations burkinabè
Alkassoum Maïga, Abou Napon, Zakaria Soré
Au Burkina Faso, une trentaine de langues nationales sont utilisées officiellement pour l’alphabétisation des adultes. En dépit des efforts fournis, la situation de l’alphabétisation ne s’améliore guère et pose la question du choix des langues utilisées pour enseigner. L’article rend compte d’une étude qui a visé à cerner les besoins langagiers des populations burkinabè en matière d’alphabétisation. Il s’appuie sur des données secondaires et des données de terrain. Pour la collecte des données, une enquête par questionnaire a été conduite et des entretiens qualitatifs ont été administrés. Dans les treize régions du pays, au moins 50 % des interviewés souhaitent être alphabétisés. Pour le choix de la langue d’alphabétisation, ils avancent des raisons sociales mais également commerciales ou économiques. L’article contraste en outre la situation du secteur informel à celle du secteur de l’éducation formelle.
Statuts des langues et éducation de base aux Comores
Aurélie Chauvet
Aux Comores, la place des langues dans l’éducation de base se détermine peu à peu, suite à la standardisation récente du shikomori. Les politiques linguistiques actuelles, soucieuses d’une meilleure réussite scolaire des élèves, s’organisent autour de deux axes essentiels : d’une part une politique visant une mise en valeur du shikomori, langue première du pays ; d’autre part, une politique d’appui au français, celui-ci étant la langue de diffusion des savoirs. La réussite de cette politique dépendra en partie d’une juste articulation des ensei- gnements de et par ces deux langues. Elle tiendra aussi à une meilleure prise en compte du potentiel que présente l’exposition à l’arabe, notamment au niveau du préscolaire.
Façonner l’écologie des langues dans le domaine de l’éducation
Le cas de l’Estonie
Martin Ehala
Cet article présente un bref aperçu de la façon dont la concurrence entre trois langues (l’estonien, le russe et l’anglais), dans l’environnement linguistique estonien, se manifeste dans le domaine de l’éducation et est façonnée par la politique linguistique éducative. En tant que pays post-soviétique, l’Estonie a dû rétablir la pleine fonctionnalité de sa langue nationale dans une société qui compte une minorité relativement importante de locuteurs russophones. Dans le même temps, l’estonien est en concurrence avec l’anglais, langue de la mondialisation et langue également perçue comme étant celle de la réussite personnelle. Si l’Estonie s’est montrée active et a connu un certain succès dans la mise en œuvre de sa politique linguistique, l’analyse montre également que les résultats ont été obtenus en interaction avec divers agents dont les intérêts étaient souvent contradictoires.
Le français, langue de l’école, langue à l’école
Sur un consensus encore inentamé en France
Gérard Vigner
Le français bénéficie dans l’école française d’une position privilégiée. Il occupe l’essentiel du temps scolaire, comme discipline et comme langue support des autres apprentissages. Sa maîtrise constitue une des conditions majeures d’accès à la réussite scolaire. Cette fonction, qui fait consensus auprès des familles, trouve son origine dans un très long processus d’élaboration historique et disciplinaire, inséparable de la construction de l’État- nation. Cependant cette position, si favorable dans l’enseignement scolaire, l’est moins dans l’enseignement supérieur, où la présence de l’anglais est de plus en plus affirmée, de même que dans la recherche scientifique. Le français doit repenser son articulation tout à la fois au local – mais un local revisité en direction des langues de la migration et des langues régionales – et aux courants transnationaux de plus en plus présents sur le territoire.
Les langues maternelles et la politique des langues d’enseignement en Inde
Padma M. Sarangapani
L’Inde présente un paysage linguistique varié, avec plus de 1 652 langues, dont 47 sont utilisées comme langues d’enseignement à l’école. Du fait de la colonisation britannique, l’anglais est traditionnellement une langue dominante dans les espaces social, culturel, économique et éducatif. La dépendance accrue au secteur privé pour pourvoir des emplois et répondre aux aspirations sociales a ravivé ce phénomène. L’article retrace l’émergence de l’éducation en langue maternelle dans l’espace politique, par rapport à l’anglais et en tant qu’affirmation des politiques identitaires régionales. Une deuxième tension tient au statut dominant des langues régionales vis-à-vis des groupes linguistiques et ethniques minoritaires. Les changements récents au sein des États suggèrent que le consensus politique antérieur a été rompu et qu’un nouveau consensus doit être bâti, adapté aux réalités actuelles et à leurs enjeux, politique, économique et culturel.
« La seconde langue est un carrosse »
Analyse du processus d’implantation du programme d’éducation bilingue au Paraguay
Dominique Demelenne
La réforme éducative paraguayenne s’affirme comme bilingue et interculturelle. Mais en l’absence de stratégies claires et pertinentes, elle pourrait faire le jeu de l’imposition de l’espagnol sur le guarani, encore jusqu’à présent la langue la plus parlée. Cet article tente d’expliquer la difficulté du choix de la langue à partir d’une situation concrète : une classe d’espagnol dans une petite école située dans une communauté rurale où le guarani est la langue quotidienne. Cette pratique d’enseignement relativement nouvelle pour l’ensei- gnant se traduit par une série de quiproquos ou d’incompréhensions. Analyser la gestion des programmes d’éducation bilingue comme un processus d’apprentissage collectif pensé et conduit en différentes phases peut être un apport intéressant, si l’on cherche un effet innovateur sur les pratiques des enseignants et une certaine légitimation du choix des langues opéré par le ministère.
L’enseignement en milieu basque au Pays Basque espagnol : pourquoi est-il en hausse ?
Beñat Muguruza
Le Pays Basque, de par ses caractéristiques diverses, constitue un laboratoire linguistique. L’article porte sur le Pays Basque espagnol, et s’intéresse plus particulièrement à la langue d’enseignement choisie par les parents pour leurs enfants. La langue minoritaire (le basque) et majoritaire (l’espagnol) cohabitent, avec la présence de plus en plus forte de la langue internationale (l’anglais) dans le contexte éducatif. Qu’est-ce qui motive autant de parents à décider que le basque, langue parlée par moins d’un million de locuteurs, est la langue d’enseignement la plus appropriée ? L’article traite de l’interaction entre différents acteurs : la société dans son ensemble, les institutions publiques et les parents eux-mêmes.
Le bilinguisme à Singapour, un défi pour la politique éducative
Aishah Mohamad Kassim
Dans la Malaisie pré-indépendante (composée de Singapour et de l’actuelle Malaisie), les écoles ont été fondées par des groupes aux intérêts différents (missionnaires, gouverne- ment colonial, philanthropes), afin de répondre par des dispositifs multilingues aux besoins de différentes communautés. La lingua franca de cette région était à l’époque le malais. Dès avant l’indépendance de Singapour, les politiques éducatives répondaient à une visée de construction nationale et d’intégration ethnique. Après la séparation d’avec la Malaisie, Singapour a adopté un système éducatif bilingue. L’anglais est devenu l’une des langues officielles du pays, aux côtés du mandarin, du malais et du tamoul, ces langues étant par ailleurs enseignées comme « langues maternelles » dans les écoles à leurs groupes ethniques respectifs. Près de cinq décennies après l’indépendance, un développement exponentiel et de profonds changements démographiques et socioculturels, des questions sont soulevées quant à la politique linguistique menée, qui a abouti dans les faits à deux systèmes éducatifs distincts.
Le Conseil de l’Europe et les langues de scolarisation
Jean-Claude Beacco
La question des langues de scolarisation est une préoccupation centrale du Conseil de l’Europe, en raison de l’engagement de cette institution pour l’éducation plurilingue et interculturelle. Dans les contextes européens actuels, cette question est l’objet de débats et de tensions partout où des locuteurs aspirent à ce statut pour leur langue identitaire, désir qui se confond souvent avec celui d’une autonomie des territoires où ces langues sont pratiquées. Les langues de scolarisation posent aussi des questions de nature pédagogique. Le Conseil de l’Europe sensibilise les États membres sur ces sujets au moyen d’instruments de cadrage assurant la coopération entre eux. Pour la langue de scolarisation comme matière spécifique, les coopérations encouragées portent sur les finalités éducatives, afin que ces enseignements ne soient pas mis au service de la création d’identités collectives fermées et exclusives.